- MARC AURÈLE
- MARC AURÈLE«Empereur» et «philosophe», une contradiction dans les termes? On pourrait le croire en lisant les jugements de certains historiens modernes pour qui Marc Aurèle, empereur faible et médiocre, aurait trouvé dans la philosophie une diversion aux difficultés politiques qu’il avait du mal à affronter. Mais, en fait, depuis longtemps, l’idéal politique romain cherchait à réaliser l’union de la puissance et de la sagesse. Comme l’a écrit J. Gagé, «le Prince a vocation philosophique dès le début de l’Empire [...]. Un chemin logique mènera donc les empereurs au rôle pleinement philosophique d’un Marc Aurèle». Mais il faut bien comprendre le mot «philosophie». Pour les hommes de cette époque, la philosophie ne consiste pas en des spéculations abstraites, capables de faire «rêver» et de procurer une évasion, mais dans une discipline de vie qui engage toute l’existence. Un empereur philosophe, c’est tout simplement un empereur qui essaie d’agir raisonnablement. Tel fut Marc Aurèle.Une enfance paisible, un règne tourmenté«Ce que j’admire le plus en lui, c’est que, dans des difficultés extraordinaires et hors du commun, il parvint à survivre et à sauver l’Empire.» Ce jugement de l’historien Dion Cassius est un des plus exacts qui aient été portés sur l’empereur philosophe. Dès l’instant où Marc Aurèle accède à la dignité impériale, en effet, les catastrophes naturelles, les difficultés militaires et politiques, les soucis et les deuils familiaux vont fondre sur lui et l’obliger à une lutte de tous les jours.Né en 121, le futur Marc Aurèle, qui s’appelait alors Marcus Annius Verus, eut une enfance et une jeunesse que l’on peut qualifier de paisibles et d’heureuses. Après la mort de son père, survenue alors qu’il avait à peine trois ans, il avait été remarqué, protégé, favorisé par l’empereur Hadrien. Peu avant de mourir, en 138, celui-ci, pour assurer sa succession, adopta Antonin, l’oncle par alliance du futur Marc Aurèle, en lui demandant d’adopter à son tour ce dernier, ainsi que Lucius, fils de cet Aelius Caesar qu’Hadrien avait d’abord choisi comme héritier présomptif et qui venait de mourir. Le 10 juillet 138, Antonin succède à Hadrien; un an après, Marc Aurèle reçoit le nom de «César» et, en 145, il épouse Faustina, la fille d’Antonin. La correspondance qu’il échange avec Fronton, son maître de rhétorique, et qui s’étend sur près de trente ans – de 139 (Marc Aurèle a 18 ans) à 166 (date de la mort de Fronton) –, nous fournit de précieux détails sur cette période de la vie de Marc Aurèle et sur son comportement à la cour d’Antonin: la vie familiale, les maladies des enfants, la chasse, les vendanges, les études; les devoirs de rhétorique qu’il envoie fidèlement à Fronton; la tendre amitié qui lie le maître et l’élève; la conversion de Marc Aurèle à la philosophie (en 146-147), qui ternit un peu les relations avec le maître. À la mort d’Antonin (161), Marc Aurèle, à l’âge de trente-neuf ans, devient empereur et il associe immédiatement à l’empire Lucius, son frère d’adoption.L’année même de leur commune accession à cette charge, les Parthes envahissent les provinces orientales de l’Empire. La campagne commence par un désastre pour l’armée romaine. Lucius est envoyé en hâte en Orient, où d’ailleurs, sous la conduite de deux généraux aguerris, Statius Priscus et Avidius Cassius, les Romains reprennent l’avantage (163-166), envahissent le royaume parthe et s’emparent de Ctésiphon et de Séleucie.À peine terminées les cérémonies célébrant le triomphe des deux empereurs après la victoire (166), les nouvelles les plus alarmantes parviennent d’une autre frontière de l’Empire. Des peuplades germaniques de la région du Danube, les Marcomans et les Quades, menaçaient le nord de l’Italie. Les deux empereurs durent donc venir en personne redresser la situation et passèrent l’hiver en Aquilée. Mais, en janvier 169, Lucius mourut dans la voiture où il se trouvait avec Marc Aurèle. De 169 à 175, l’empereur dut mener des opérations militaires dans les régions danubiennes.Au moment même où il aboutissait au succès, en 175, lui parvint la nouvelle de la rébellion d’Avidius Cassius, qui, grâce à une conjuration qui s’étendait dans différentes provinces d’Orient et d’Égypte, s’était fait proclamer empereur. La fidélité de Martius Verus, gouverneur de Cappadoce, sauva probablement Marc Aurèle. En tout cas, au moment où l’empereur se préparait à partir pour l’Orient, il apprit l’assassinat d’Avidius Cassius, ce qui mettait fin à cet épisode tragique.Marc Aurèle décida néanmoins de faire un voyage dans les provinces orientales, accompagné de Faustina et de leur fils Commode. Il se rendit en Syrie, en Égypte et en Cilicie, où mourut Faustina. Les historiens anciens se sont plu à évoquer les nombreux adultères de Faustina. Quoi qu’il en soit, l’empereur fut profondément affecté par sa perte et, dans les Pensées (I, 17, 18), il évoque avec émotion sa femme «si docile, si aimante, si droite». Dans son voyage de retour vers Rome, l’empereur passa par Smyrne, puis Athènes, où, avec Commode, il fut initié aux mystères d’Éleusis. À Rome eurent lieu, le 23 novembre 176, les fêtes du triomphe sur les Germains et les Sarmates, mais, l’année suivante, Marc Aurèle devait repartir vers la frontière danubienne. Il mourut à Vienne le 17 mars 180.Plus encore que par les guerres, l’Empire fut ravagé par les catastrophes naturelles, les inondations du Tibre (161), le tremblement de terre de Cyzique (165) et surtout la terrible épidémie de peste ramenée par les armées romaines de la guerre contre les Parthes (166). Comme l’a montré J. F. Gilliam, elle n’a peut-être pas provoqué la dépopulation décrite par certains historiens, qui en ont fait la cause décisive de la décadence de Rome, mais elle a certainement eu de graves conséquences pour la vie sociale et économique de l’Empire.Les «Pensées»Les fameuses Pensées de Marc Aurèle (le titre de l’ouvrage attesté dans la tradition manuscrite est: À lui-même ) semblent avoir été rédigées à la fin de sa vie: deux livres au moins ont dû être écrits pendant la campagne du Danube, l’un «chez les Quades, au bord du Gran» (c’est-à-dire dans l’actuelle Slovaquie), l’autre «à Carnuntum» (c’est-à-dire sur le Danube, dans l’actuelle Autriche). On peut les dater des années 172-173. Marc Aurèle ici n’écrit pas en latin, comme dans la correspondance avec Fronton, mais en grec.Dans le premier livre, très différent des autres, il énumère tous les bienfaits, c’est-à-dire les bons exemples, les bons conseils, qu’il a reçus de ses parents et de ses maîtres. Ce texte jette une précieuse lumière sur les expériences personnelles de Marc Aurèle et sur son univers de valeurs, par exemple (I, 13): «De Sévérus, j’ai reçu l’idée d’un État démocratique, régi selon l’égalité des droits et la liberté de parler, et d’une monarchie qui respecte avant tout la liberté de tous les sujets.»Les onze livres qui suivent rassemblent des pensées isolées dont la longueur varie d’une ligne à une page. L’erreur de beaucoup d’historiens a été de considérer les Pensées comme un journal intime au sens moderne du mot, comme une «confession» dans laquelle l’empereur aurait exprimé au jour le jour ses impressions sur la vie. Sans doute, les Pensées donnent bien l’impression d’avoir été écrites au jour le jour, mais on peut y reconnaître facilement la pratique de divers exercices spirituels, codifiés par les stoïciens, qui recommandaient précisément de s’y exercer tous les jours par écrit (Épictète, Entretiens , I, II, 25 et III, XXIV, 103). Les Pensées sont donc un précieux document sur la vie philosophique de Marc Aurèle. Selon les recommandations des stoïciens, il s’efforce tout d’abord de se remémorer le but fondamental de la vie, l’accord avec la nature, c’est-à-dire avec la raison, sous ses trois modes: la raison intérieure au cosmos, la raison intérieure à la nature humaine, la raison intérieure à l’individu humain. À la suite d’Épictète, Marc Aurèle définit à plusieurs reprises (par ex. VII, 54) ces trois aspects de la vie philosophique: critiquer nos propres représentations pour ne juger que conformément à la raison qui est en nous, agir avec justice à l’égard des autres hommes conformément à la raison immanente au corps social, accepter avec amour les événements que nous impose le destin, en nous conformant à la raison immanente au cosmos. Les Pensées sont, pour une très grande part, des variations sur ces trois thèmes fondamentaux. Mais on y trouve aussi d’autres exercices spirituels: l’examen de conscience, la préparation intérieure aux difficultés de la vie, la méditation des dogmes fondamentaux du stoïcisme, l’application de ces principes aux cas particuliers qui peuvent se rencontrer dans la vie de tous les jours.Ce qui a fait le succès de l’œuvre de Marc Aurèle à travers les âges, c’est tout d’abord, précisément, son universalité: il s’agit d’un effort sans cesse renouvelé pour se libérer des préjugés courants, du point de vue égoïste et individuel et pour se replacer dans la perspective du cosmos et de la raison universelle. Mais c’est aussi son extraordinaire force d’expression. Fronton avait habitué son élève à chercher, pour exprimer sa pensée, les mots les plus frappants, les figures les plus fortes. La rhétorique de Fronton est mise ici au service de la vie philosophique. Pour décrire la réalité telle qu’elle est en elle-même, pour se pénétrer des principes qui doivent diriger sa vie, Marc Aurèle sait utiliser des formules qui, comme il le dit, «frappent au cœur». Il en résulte une œuvre saisissante, qui ne peut laisser indifférent son lecteur, même moderne, bien que Marc Aurèle l’ait adressée à lui-même .La conscience moraleMarc Aurèle a fait l’unanimité des historiens antiques: «Il fut supérieur à tous les empereurs par la pureté de sa vie», lit-on par exemple dans l’Historia Augusta . Mais il a été un signe de contradiction pour les historiens modernes. Pour les uns, son œuvre administrative et législative reflète parfaitement sa philosophie et cherche notamment à protéger les enfants, les femmes, les esclaves. Pour les autres, au contraire, il n’a été qu’un empereur médiocre, affaibli par sa mauvaise santé; et sa philosophie a été pour lui un refuge devant la triste réalité.Au sujet de ce débat, il faut remarquer avant tout que bien des diagnostics du «cas Marc Aurèle» s’appuient sur un contresens total concernant le genre littéraire des Pensées . On a voulu reconnaître dans certaines déclarations pessimistes de l’ouvrage le symptôme d’une faiblesse psychique, alors qu’elles ne sont que des exercices spirituels, en quelque sorte stéréotypés, répétés par beaucoup d’auteurs stoïciens, mais que Marc Aurèle a su pratiquer en leur donnant un relief particulier. On peut tout aussi bien, d’ailleurs, parler d’optimisme, lorsqu’on voit Marc Aurèle s’exhorter (X, I, 1) à la fois à vivre dans une continuelle «disposition d’amour et de tendresse» et reconnaître une admirable beauté dans tous les aspects de la nature (III, 2).On reproche souvent à Marc Aurèle des manques de clairvoyance qui eurent des conséquences fâcheuses: il a laissé persécuter les chrétiens; il a été aveugle aux misères économiques des populations rurales. Mais il n’avait pas, pour juger sainement, le recul que nous avons. Il est toujours difficile de se dégager d’un univers de pensée dans lequel on baigne. Une chose, en tout cas, est indiscutable et elle suffit pour faire de Marc Aurèle une des grandes personnalités de l’histoire: pendant tout son règne, il a fait preuve d’un extraordinaire sens du devoir, d’une remarquable pureté de conscience. Tous les juristes et les historiens de l’Antiquité, notamment, sont unanimes à louer le soin scrupuleux qu’il apportait dans la pratique judiciaire (T. Honoré). Cette constance dans la fidélité aux exigences morales suppose une force d’âme peu commune. On peut, sans hésitation, l’admirer en Marc Aurèle. C’est le fruit de la grande tradition stoïcienne qui ne reconnaît aucune autre valeur que la pureté de l’intention morale, la seule chose qui soit en notre pouvoir.Marc Aurèle(en lat. Marcus Annius Verus, puis Marcus Aurelius Antoninus) (121 - 180) empereur romain (161-180). Il lutta contre les Parthes (161) et les Germains (166-169); habile administrateur, il protégea les arts et les lettres. D'abord tolérant à l'égard des chrétiens, il les fit ensuite persécuter. écrivain, il a laissé un recueil de Pensées, sorte de journal intime orienté vers un stoïcisme pratique.
Encyclopédie Universelle. 2012.